« Parce que la vie nous a mal chaussés, vous croyez que l’on va comme ça s’arrêter ? Vous croyez que l’on va attendre que la société nous offre des chaussures ?! », clame tonitruant Ibrahima face à ses camarades et ses metteurs en scène, ce mardi 26 octobre dans les locaux de la Classe départ à Guyancourt. C’est l’une de ses répliques dans le spectacle Je me suis pris la tête d’une immense caresse et le monde était devant moi qu’il prépare depuis sept mois avec six autres jeunes de son âge, tous en service civique. Cette pièce de théâtre leur ressemble. Les textes anciens et contemporains choisis parlent d’eux et sont là pour les mettre en valeur et en lumière.

« À travers ces textes, on parle de leurs peurs »

En moyenne âgés de 19 ans, ces jeunes ont décroché scolairement ou professionnellement. Ils ont des difficultés avec le collectif, des problèmes familiaux… C’est ce qui les a réunis et unis au sein de ce projet artistique, la Classe départ, mené par la Sauvegarde des Yvelines, un organisme de réinsertion professionnelle, et la compagnie In Cauda. Ensemble, pendant sept mois, ils ont monté un spectacle qu’ils comptent présenter pour la première fois au théâtre de Guyancourt à la ferme de Bel Ébat, le 9 novembre, puis à l’Eurydice à Plaisir, les 24 et 25 novembre.

Ce projet de réinsertion professionnelle et d’ancrage personnel a commencé en avril 2021, et vise à leur permettre de trouver leur voie et de se trouver eux-mêmes. Ainsi, David, Ibrahima, Hélène, Dante, Maeva, Fleuriane et Mathieu se sont vu attribuer des textes comme le monologue d’Hamlet, Être ou ne pas être, de William Shakespeare, La Mouette d’Anton Tchekhov, un poème de Rutebeuf, un texte d’Aimé Césaire ou encore Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand. « Ça ne peut pas être une pièce de théâtre normale. On doit les mettre en valeur grâce au texte, et non l’inverse comme c’est le rôle des comédiens », explique Godefroy Ségal, metteur en scène au sein de la compagnie de théâtre In Cauda.

Alors, entre chaque texte d’auteur, le lien est fait avec des chaussures, qu’ils vont enfiler pour se transformer et s’éveiller. « C’est comme avoir un coup de pompe et plein de chaussures vont vous tomber dessus. Ils vont chercher à qui elles sont et ils vont mettre la chaussure de l’autre et se mettre à la place de l’autre » visualise le metteur en scène.

Ainsi, ce jour-là, en pleine répétition, quand Hélène enfile une des chaussures, elle s’empare de son rôle de Nina dans La Mouette de Tchekhov. Elle joue une femme persuadée de sa vocation d’actrice, qui ne rencontrera finalement pas le succès, sera reniée par sa famille et délaissée par son amant.

Autour d’elle, les autres acteurs du spectacle marchent lentement tout en se rapprochant, en suivant les conseils de la chorégraphe, Juliette Morel. « Ce n’est pas une faiblesse d’avoir besoin de l’autre – Si – Ce n’est pas une faiblesse de partager – Si – Ce n’est pas une faiblesse d’aimer – Si », se répondent alors les comédiens amateurs à la suite de la tirade d’Hélène.

C’est justement avec leurs faiblesses et leurs blessures que les jeunes ont dû travailler pendant ces sept mois. « À travers ces textes, on parle de leurs peurs. C’est là, dans le spectacle que chacun l’exprime de façon très différente. […] C’est par exemple la peur de l’autre, des phobies, des choix de vie entre la violence et le travail », illustre Godefroy Ségal. La rupture familiale serait souvent le sujet central, selon lui. L’un d’entre eux a d’ailleurs renoué avec un de ses parents, alors qu’il ne le voyait plus.

Grâce à ce travail, Maeva, pourtant très sociable lors de sa rencontre avec La Gazette, a réussi à combattre son agoraphobie. « J’ai appris à parler aux gens. […] Sans ça, je ne serais pas venue vous dire bonjour », nous avoue-t-elle. Cela lui a également permis d’avancer sur son avenir professionnel et ses envies après ce service civique très spécial. À plusieurs reprises, ils ont fait des interventions dans des médiathèques pour faire des lectures de contes. Cet exercice a beaucoup plu à la jeune fille qui va faire un stage à la médiathèque de Villaroy. « Je vais faire ça pour découvrir le métier et, si ça me plaît, je vais faire une formation à distance payante », explique-t-elle.

Un grand pas en avant donc pour cette jeune fille qui avait arrêté ses études pendant le confinement et qui parle désormais d’aller à « la maison » quand elle se rend aux répétitions tous les matins. « Ils ont plus confiance en eux dans la prise de parole, fait le bilan Nathalie Hanrion, directrice artistique au sein de la compagnie de théâtre. Au début, ils ne voulaient pas parler d’eux. » En effet, selon elle, ils avaient un problème avec la vie en collectivité.

Certains auraient du mal à lâcher prise

Pourtant, ce groupe est devenu uni et fort. « C’est la première fois qu’ils osent faire quelque chose devant les autres et qu’ils se sentent intégrés dans un groupe », témoigne la directrice artistique. Mais ce n’est pas facile tous les jours. À la fin de la séance de ce jour, les professionnels les sentent fatigués.

David n’est pas à l’aise sur son texte de Cyrano de Bergerac, lorsqu’il retrouve Roxanne, qui lui avoue subtilement son amour. Il redit son texte encore et encore, mais peine à être juste. « Ça ne va pas rentrer dans ma tête. […] Moi, je n’aime pas. Pourquoi vous m’avez donné ça ? Je ne suis pas romantique moi, je vous dis », s’agace-t-il.
Mais la chorégraphe l’encourage : « Ce rôle te va bien. » « Laisse-toi porter par les émotions. Regarde-là.
Il faut que tu sois émerveillé par elle », tente de l’aider Nathalie Hanrion.

Ces répétitions demandent en effet beaucoup de concentration et de discipline. « C’est compliqué de gérer le texte et l’imaginaire en même temps. Ils manquent d’endurance et on est exigeants », justifie-t-elle. Et certains auraient du mal à lâcher prise. « Je ne les lâche pas, car c’est quand on est fatigué qu’on lâche prise », poursuit la directrice artistique.

La création d’un spectacle n’est d’ailleurs pas la seule activité à les mettre en difficulté. Pendant ces sept mois, ils ont mené d’autres actions pour les sensibiliser à l’engagement et à la responsabilité civique, comme le nettoyage d’une partie de la forêt, le montage et le démontage d’un manège, ou encore faire le parcours des 25 bosses à Fontainebleau.

Ils ont aussi joué un petit spectacle de 5 minutes sur la scène nationale d’Arras dans les Hauts-de-France, le jeudi 28 octobre. Un travail de longue haleine pour ces jeunes non expérimentés, qui vont repartir des souvenirs plein la tête, et bientôt laisser leur place, car une nouvelle Classe départ aura lieu l’année prochaine. n