Une restauration digne d’un chantier archéologique doublé d’une chasse au trésor, qui dure depuis près de 13 ans. L’un des derniers films muets de sa génération, Napoléon d’Abel Gance, diffusé pour la première fois en 1927 et durant sept heures, est actuellement restauré par la Cinémathèque française, installée dans ses archives au Fort de Saint-Cyr à Montigny-le-Bretonneux.

Ce qui commença en 2008 par une simple expertise des différentes versions de Napoléon – afin de trouver la plus originelle – se transforma en restauration, puis en « super production », fait le bilan Georges Mourier, réalisateur et chercheur à la direction de cette reconstitution, accompagné par Laure Marchaut, l’assistante monteuse. Le film devrait être enfin prêt pour la fin de l’année, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon, comme le révèle une dépêche AFP publiée à la mi-mai.

C’est dans un cadre bucolique faisant penser à la Provence que le Fort de Saint-Cyr abrite depuis le début, cette restauration titanesque. Initialement construit en 1875 pour renforcer le système de défense de la capitale, il a accueilli en 1939 le service météorologique militaire et a servi de dépôt pour les explosifs et les munitions. Puis, en 1944, une école civile de la météorologie s’y est installée, avant que le ministère de la Culture ne s’en empare en 1982, selon le site internet de la ville de Montigny-le-Bretonneux. C’est désormais dans ces galeries que « le monstre Napoléon » est en train de renaître.

« Il existe trois monstres dans le cinéma muet, ‘‘Intolérance’’ de David Wark Griffith, ‘‘Métropolis’’ de Fritz Lang, et ‘‘Napoléon’’ d’Abel Gance », fait le classement Georges Mourier. Ce dernier film muet retrace l’enfance de Napoléon en 1780 à l’âge de 11 ans, puis son épopée en tant que futur empereur entre 1792 et 1796. Pour ce faire, le réalisateur Abel Gance a reconstitué sa condamnation en Corse, le siège de Toulon, la Terreur, son idylle avec Joséphine ou encore le départ de l’armée d’Italie.

Georges Mourier, réalisateur et chercheur à la direction de cette reconstitution, accompagné par Laure Marchaut, l’assistante monteuse.

Sachant qu’à l’origine, le réalisateur souhaitait faire une fresque entière de sept films pour retracer l’ensemble de l’épopée de Napoléon. « C’est la Sagrada Familia », fait le parallèle le directeur de la restauration. Finalement, Abel Gance n’aura les moyens de faire qu’un film, Napoléon.

Georges Mourier le qualifie aussi de « Frankenstein », en référence à la minutie dont il a fallu faire preuve pour le restaurer. Plan par plan, manchette par manchette, « c’est du cousu main » illustre Laure Marchaut. D’autant plus que rassembler toutes les bobines du film et de ses différentes versions, éparpillées dans toute la France et l’Europe, a été un réel parcours du combattant pour les deux professionnels. Le réalisateur compte d’ailleurs écrire un livre et tourner un documentaire pour retracer leur épopée à eux.

Tout a commencé en 2007, lorsque Camille Blot-Wellens, la nouvelle directrice des collections films de la Cinémathèque française, a un jour posé la question suivante : « Si on demande une copie du film ‘‘Napoléon’’, des 19 à 22 versions en stock, laquelle je donne ? », se remémore Georges Mourier. C’est à partir de là qu’une expertise sur Napoléon et ses différentes versions a été lancée pour déterminer ce qu’il y avait dans les boîtes, sachant qu’une boîte peut regrouper plusieurs bobines. L’expertise est lancée en 2008. Elle devait initialement durer six mois, elle a duré bien plus longtemps.

Il existe en effet plusieurs versions de Napoléon. À l’origine, Abel Gance, décédé il y a quarante ans, a fait une version Opéra de 4 heures, a priori ladite « grande version », puis une version Apollo de 9 heures et 30 minutes, avant de la resserrer pour qu’elle ne fasse plus que 7 heures, selon le directeur de la restauration. Il a ensuite sonorisé son film muet avec l’arrivée du parlant.

Sort alors en 1935 Napoléon Bonaparte, dans lequel Abel Gance met en scène des adultes dans une auberge à Grenoble qui se remémorent l’épopée impériale de Napoléon. Il fera également une deuxième version sonorisée en 1971, Bonaparte et la Révolution. Puis, sont venues les différentes restaurations. Il y en aura cinq au total, dont trois de Kevin Brownlow et une de Bambi Ballard, expose le réalisateur et chercheur.

Au début, il ne s’agit que d’une simple expertise à la recherche de la copie la plus officielle, mais celle-ci va se complexifier. En collaboration avec les collections films du CNC au fort de Bois-d’Arcy, Georges Mourier et son équipe récupèrent déjà 600 boîtes – comprenant les bobines de Napoléon, et de ses différentes versions et restaurations, sans compter les versions qui n’en étaient pas unes. Mais en 2009, alors que l’expertise est sur le point de se terminer, Georges Mourier et Laure Marchaut découvrent encore 179 boîtes, issues de la dernière version de Napoléon, celle de 1971, Bonaparte et la Révolution, racontent-ils à La Gazette.

1 000 boîtes seront expertisées

Puis à nouveau 203 boîtes seront retrouvées à la Cinémathèque de Toulouse, où elles étaient cachées avec d’autres boîtes. Georges Mourier raconte qu’elles ont été protégées de la destruction, « par Claude Lafaye, exécuteur testamentaire de Gance et ami dévoué et désintéressé des 20 dernières années de sa vie », tient-il à préciser, avant d’ajouter : « Avant, il y avait des échanges plus ou moins clandestins (entre les cinémathèques et les maisons de production, Ndlr). »

En effet, avant la loi Jack Lang de juillet 1985, les réalisateurs n’étaient pas considérés comme des auteurs. « Donc les maisons de production avaient le droit d’arriver dans les cinémathèques et de récupérer certaines bobines de films pour en faire des remakes et ensuite détruire l’originale », explique-t-il. Au total, ce sont près de 1 000 boîtes qui seront expertisées. « C’est un chantier monstre », lâche Georges Mourier.

Puis tout bascule en 2010, lorsque le duo de professionnels fait une découverte qui va les conduire à restaurer le Napoléon d’origine. Ils se sont rendu compte, après avoir dématérialisé toutes les bobines, que « la grande version de Napoléon » qu’ils croyaient être celle de l’Opéra de 4 heures, était en fait un autre film établi sur le seul négatif Apollo, avec simplement des scènes en plus. Pourtant, toutes les restaurations antérieures, à savoir celles de Kevin Brownlow ou encore celle de Bambi Ballard, se sont fondées sur la logique de l’Opéra, en mélangeant les deux versions.

La vraie grande version était donc en réalité issue de celle d’Apollo, qui dure 7 heures, en déduit Georges Mourier. Dans une même scène jouée dans les deux versions, « le choix artistique n’est pas le même, explique le réalisateur et chercheur. La version Apollo est plus audacieuse », en raison de la mise en scène et des effets notamment. Ce qui veut dire que « toutes les restaurations d’avant étaient obsolètes », constate-t-il. Il n’existait donc pas encore de restauration de ladite « grande version de Napoléon », celle issue d’Apollo.

Commence alors leur travail titanesque qui les fait voyager aux quatre coins de l’Europe. À la recherche des copies manquantes – sachant qu’une copie comporte plusieurs boîtes et donc plusieurs bobines – ils vont parfois devoir les expertiser sur place, avant de demander leur rapatriement physique. Ils attendront entre trois et quatre ans pour celles de Belgrade, deux ans pour celles de Copenhague… Ils iront jusqu’en Corse pour en récupérer une chez un particulier, nous raconte George Mourier.

Une méthodologie a ensuite été élaborée avec le laboratoire Éclair, pour organiser cette restauration. Mais les deux professionnels ont encore dû être patients. Les outils pour restaurer et s’adapter au film Napoléon n’existaient pas encore. « On ne savait pas combien de temps cela allait durer. On n’avait pas encore les outils techniques comme par exemple : homogénéiser les différentes textures », atteste le réalisateur et chercheur.

C’est un travail de longue haleine. À titre d’exemple, pour la séquence de la Marseillaise avec « Les Ombres de la Convention », qui ne dure que 11 minutes, « sur cinq postes de travail qui traitent de la stabilisation, de l’homogénéisation des textures, de la géométrie […], il a fallu 266 heures de travail », se rappelle le directeur de la restauration.

Ce film muet est complexe dans la construction de son montage. Les 20 dernières minutes du film sont tournées en mode triptyque. Ce qui veut dire que les scènes sont synchronisées sur trois écrans dans le même espace temps ou dans une réalité différente. « C’est le premier à faire cela en 1927. Il va d’ailleurs déposer le brevet », précise Georges Mourier.

Selon lui, ce film est loin d’être obsolète, bien au contraire : « Il est révolutionnaire et avant-gardiste », affirme le réalisateur et chercheur. « On restaure un carrefour dans lequel notre cinéma [aujourd’hui] n’a pris qu’une ou deux voies. C’est ça qui est passionnant. On pratique [encore] un cinéma trop formaté, constate George Mourier, […] une route n’a pas encore été explorée. »

D’où l’importance de sa restauration, surtout quand on sait qu’il est passé « à deux doigts de la disparition », selon le réalisateur et chercheur. Entre 1939 et 1945, beaucoup de films auraient été envoyés à la fonte pour récupérer la gélatine et le sel d’argent des bobines, pour faire du vernis pour les ongles et les chaussures, raconte Georges Mourier.

« Il y avait des pénuries dans tout, et en 40, les films muets n’avaient pas de valeur commerciale, parce que le cinéma parlant est arrivé », explique-t-il. À la première de Napoléon en 1927, sortait la même année à Londres, le film parlant, le Chanteur de jazz. « ‘‘Napoléon’’ n’a pas eu dix ans d’exploitation », explique Georges Mourier. Finalement, du film de la grande version d’Apollo, il ne reste que 200 mètres du négatif original, sur les 450 000 mètres de pellicules utilisée.

« Cette superproduction », qui a coûté entre 2 millions et 2,5 millions d’euros, devrait voir le jour à la fin de l’année. Georges Mourier espère un ciné concert en triple écran pour sa première, avec 2 000 personnes. « Soit il y aura une seule projection à Paris […] soit il y aura une tournée dans toute la France », visualise-t-il. Une fois en salle de cinéma, il table sur une projection en trois épisodes de 2 h 30. En attendant, ils sont à la recherche de nouveaux mécènes pour boucler le budget de la restauration.