En face du parc des Quatre saisons, le théâtre Eurydice de Plaisir accueille régulièrement des troupes de comédiens qui viennent préparer et jouer leur spectacle. La particularité de ce lieu est d’être un Établissement et service d’aide par le travail (Esat). Il dispose ainsi de sa propre troupe de comédiens constituée de personnes en situation de handicap, qui font des tournées dans toute la France et participent aux métiers qui entourent la création théâtrale. L’objectif est d’aider ces travailleurs handicapés à rejoindre le monde de l’entreprise après leur passage au théâtre. Mais malheureusement, ils sont encore trop nombreux à ne pas avoir franchi cette étape.
« Nous sommes censés être un tremplin pour les personnes que nous accompagnons. Ils doivent normalement partir au bout de cinq ans, avoue la directrice du théâtre Eurydice, Oriane Mino. Mais, il y en a, ça fait 30 ans qu’ils sont ici. » Selon elle, en dix ans, environ quatre personnes en situation de handicap seulement ont quitté l’établissement, sur 80 travailleurs accompagnés.
En premier lieu, un Esat doit « permettre aux personnes en situation de handicap d’exercer une activité professionnelle. Cette structure accueille des personnes qui n’ont pas acquis assez d’autonomie pour travailler en milieu ordinaire ou dans une entreprise adaptée à leurs besoins », selon le site étatique du service public. Mais ce type d’établissement doit aussi réinsérer socialement et professionnellement ces adultes handicapés, pour qu’ils puissent quitter la structure et intégrer « le milieu ordinaire » ou « une entreprise adaptée ».
Au théâtre Eurydice, travaillent ainsi des hommes et des femmes qui ont un handicap psychique qui ne se voit pas au premier abord, comme la schizophrénie, la paranoïa, la dépression ou encore la bipolarité. Dans leur quotidien, ces 64 travailleurs, embauchés par le théâtre, sont en relation avec des entreprises et d’autres troupes de comédiens, avec lesquelles ils travaillent. Ils réalisent ou réparent des costumes, s’occupent de la régie, font eux-mêmes les décors, gèrent l’accueil et la communication du théâtre et réalisent le service de conditionnement pour les entreprises.
Mais la réintégration semble compliquée pour eux. La plupart ont eu une expérience professionnelle avant d’intégrer le théâtre de Plaisir. « Ils ont souvent eu une vie difficile qui les a plombés, raconte Oriane Mino. Certains sont partis puis revenus. Ils ont peur d’y retourner. » Alors, ils se sentent en sécurité dans cet établissement, que la directrice définit « d’anormal », « d’en dehors de tout système ».
Comme s’ils étaient déconnectés d’une réalité qu’ils ne voulaient pas retrouver. D’autant plus qu’au sein du théâtre Eurydice, les travailleurs jouissent d’un certain confort. Comme dans tous les Esat, ils ont accès à un logement, travaillent 35 heures par semaine, et dans ce théâtre, ils sont accompagnés par 20 encadrants.
Pour une partie d’entre eux, il font un métier d’intermittent du spectacle. Mais cette activité ne leur permettra pas de s’insérer facilement d’un point vue professionnel. C’est un travail « difficilement pérenne, pas stable et pas stabilisant, confirme Oriane Mino. On ne leur souhaite pas d’être intermittent. » D’où leur difficulté à s’imaginer quitter ce lieu, qui leur offre la possibilité de travailler dans les arts du spectacle vivant sans problème.
Cet Esat fait en effet preuve d’originalité. De manière générale, le travail proposé dans ce type d’établissements se passe le plus souvent dans les domaines des espaces verts, du ménage, de la blanchisserie ou du conditionnement pour la distribution. Mais ici, les métiers qui gravitent autour du théâtre, occupent une place centrale, en plus du service de conditionnement aux entreprises, aussi partie prenant des métiers proposés par la structure.
Et le rythme de travail est différent de celui d’une entreprise classique. François Martinier, qui est le responsable de l’atelier décors, gère quatre travailleurs handicapés. Il témoigne : « Ça peut être très lent, il y a moins de réactivité que dans un atelier classique. » Le moniteur a en effet besoin de les former au quotidien et en permanence. « Ils mémorisent partiellement les choses, explique-t-il pour ensuite nuancer. Il faut les former en permanence car chaque objet est différent et unique. »
Et les encadrants ne veulent surtout pas les mettre en compétition. L’objectif étant de ne pas leur faire revivre ce qu’ils ont pu subir avant d’intégrer le théâtre. « On ne veut pas pointer leur incompétence. […] Mais ce n’est pas toujours facile car la compétition est présente partout. C’est parfois difficile de les dé-formater », constate la directrice. Pourtant, ils doivent apprendre à réintégrer des entreprises dites ordinaires, où ils risquent d’y retrouver de la compétition. Mais la directrice du théâtre rappelle que l’insertion se fait aussi dans les deux sens : « Il n’y a pas forcément d’acceptation [du côté des entreprises classiques]. »
Selon elle, il leur serait impossible de quitter le théâtre Eurydice au bout de cinq ans, ou même au bout de dix ans. Pourtant, le théâtre organise des activités extra-professionnelles pour les aider dans leur insertion. Un atelier « image de soi » a notamment été organisé pour leur apprendre à soigner leur apparence en prévision d’un entretien. Ils ont aussi accès à des cours d’informatique pour les aider à faire leur CV et leur lettre de motivation. « Il faut leur apprendre à rentrer dans la norme pour s’intégrer même si ici on est anormaux », confie la directrice de l’établissement. Mais les résultats ne sont pas encore suffisamment probants. « Pour certains, on est tout pour eux. S’ils n’ont plus ça, ils n’ont rien », avoue-t-elle.
Néanmoins, Oriane Mino compte bien y remédier et les aider à quitter ce lieu, pour que celui-ci devienne un réel tremplin. Elle prévoit pour 2019 de les inciter à faire autre chose que leur métier au quotidien, pour qu’ils aient une vie en dehors du théâtre. Ils devront bientôt devenir acteurs d’un projet qui leur tient à cœur. C’est déjà le cas d’une des travailleurs, qui est devenue la référente dans le développement durable au sein de l’établissement. Autre projet défendu par la directrice du théâtre Eurydice, les aider à s’investir dans une association. « On veut qu’ils aient une activité en dehors du théâtre quand viendra leur retraite », explique-t-elle.
Et l’objectif n’est en revanche pas de les laisser livrés à eux mêmes. Une fois qu’un des travailleurs est en passe de signer un contrat avec une entreprise dite « ordinaire », la directrice souhaite que la transition se fasse en douceur. Selon elle, la personne en situation de handicap doit garder un lien avec le théâtre pendant encore un ou deux ans. C’est notamment le cas avec l’une d’entre eux, qui va sûrement signer un CDI pour un poste d’agent d’accueil dans une entreprise qui commercialise des équipements automobiles. « Elle en avait envie », se réjouit Oriane Mino, qui rappelle qu’à l’inverse, certains n’en ont plus l’envie.