Avec un loyer de 450 euros par mois, comprenant l’électricité, l’eau, les trois caravanes et l’emplacement pour la voiture, Évelyne*, 55 ans n’arrive plus à joindre les deux bouts sur l’aire d’accueil de Guyancourt. « Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, je n’aime pas trop », confie la voyageuse, le 4 décembre, dans sa caravane principale qui fait office de salle à manger et de cuisine. En plein deuxième confinement, le sapin de Noël, couvert d’un manteau blanc et de décorations hautes en couleur, illumine la pièce, parfaitement rangée.

« J’aimerais bien qu’on m’aide avec des [titres] Ticket Service car je n’arrive pas trop à gérer mes courses », glisse cette femme menue, au regard bleu turquoise et aux cheveux gris attachés en chignon. Elle ne travaille pas et pourtant elle a à sa charge son mari et sa fille, tous les deux malades.

Avec la crise sanitaire, le travail se fait en effet beaucoup plus rare pour les gens du voyage qui sont le plus souvent à leur compte et qui peinent à trouver des clients, d’où leur besoin en bons d’achat et en colis alimentaires. « Aujourd’hui, il y a dix familles qui m’ont appelé », raconte, en plein deuxième confinement, Étienne Bourdin, diacre et membre de l’association des gens du voyage des Yvelines.

Mais la préfecture a mis fin à leur distribution de paniers-repas. Seules les associations certifiées à cet effet peuvent désormais le faire. « Donc on ne peut plus. Maintenant il faut faire avec le Secours populaire », regrette-t-il. Sachant que l’association avait beaucoup distribué pendant le premier confinement. À cela s’ajoute la peur du virus, qui est présente au sein de la communauté des voyageurs, et qui incite même certains à refuser d’aller chez le médecin, ou encore d’emmener leurs enfants à l’école.

La crise sanitaire semble avoir aggravé leur situation, qui ne serait déjà pas simple. En effet, le prix des emplacements en aire d’accueil serait parfois plus cher que les loyers des appartements. L’inclusion professionnelle semble compliquée. L’accès à l’éducation n’est pas systématique ou alors ils arrêtent l’école à 16 ans. Et leur éloignement physique des services de santé n’arrange rien avec le Covid-19.

Ces problèmes sont en partie liés à la marginalisation de cette communauté. Les aires d’accueil sont souvent reléguées en périphérie des communes, près des déchetteries, des stations d’épuration, des zones industrielles ou encore des autoroutes. Éloignés des habitations et des centres-villes, les gens du voyage subissent en plus plusieurs nuisances.

Le juriste William Acker, également voyageur, réalise actuellement un inventaire des lieux d’accueil en France, pour dénoncer ce qu’il appelle : « le schéma classique de relégation et d’exclusion des voyageurs, accompagné de nuisances environnementales ». Selon ses premiers échantillons, 90 % des aires d’accueil sont isolées du tissu urbain en France et 70 % subissent un environnement dégradé.

Par exemple, sur l’aire de Trappes, les gens du voyage sont installés en pleine zone industrielle. L’aire d’accueil est à 180 mètres de la déchetterie et à 150 mètres du funérarium, selon les recherches du juriste. À Guyancourt en revanche, les voyageurs sont à côté d’un transformateur électrique en limite communale. Mais leur zone d’accueil ne serait pas trop mal située, selon lui, contrairement à celle de Maurepas. Située à proximité d’une station d’épuration, elle est un peu plus loin du centre-ville que les deux autres. Comptez 43 minutes de marche, contre 30 minutes et 39 minutes depuis celles de Trappes et Guyancourt.

Cela fait dix ans qu’elle parcourt les terrains sauvages des Yvelines, à bord de son camion-école pour apprendre à lire, à compter et à écrire aux enfants des familles voyageuses.

Cette marginalisation accentuerait le communautarisme, assure William Acker. Même si la loi Besson 2 en 2000 – relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage – met l’accent sur des vecteurs d’ancrage comme « la scolarisation des enfants, le lien constant avec le travailleur social, le contrôle policier et administratif et, dans une moindre mesure, l’inclusion professionnelle des adultes », illustre le juriste.

Pourtant, dans les faits, l’accueil social des gens du voyage connaît de sérieuses difficultés, notamment dans l’accès à la santé. L’espérance de vie des voyageurs reste 15 ans inférieure à la moyenne nationale, selon William Acker : « Elle se situe autour de 67 ans. » La rudesse de leur vie et leur éloignement des services de soins pourraient l’expliquer. S’ajoute aujourd’hui à cette situation, la peur du virus.

C’est le cas de Pascal, un voyageur, rencontré sur l’aire de Trappes. Il est venu rendre visite à sa mère. Il n’est pas allé chez le médecin depuis fin 2019, à cause du Covid-19. « J’ai peur d’y aller, car j’estime que c’est comme ça qu’on le chope. Je fais des bilans de santé tous les trois mois », se justifie-t-il.

Les gens du voyage ont pour habitude d’aller à l’hôpital en cas de soucis de santé, selon Étienne Bourdin. « Pour le Covid-19 c’est facile pour eux, il n’y a pas de grandes différences. Sauf que maintenant, tout le monde va à l’hôpital », constate-t-il. Mais certains vont quand même chez le médecin. Sophie, sur l’aire de Guyancourt, a eu le Covid et elle aurait dû faire à distance, sa consultation chez le médecin. Mais sachant à peine lire et écrire, elle a rencontré des difficultés. Heureusement, « ma médecin, elle m’a reçue quand même », raconte-t-elle.

La crise sanitaire perturbe également l’accès à l’éducation. La peur du virus conduirait certains à retirer leurs enfants de l’école. « Il y a des mamans peureuses qui n’ont pas scolarisé leur enfant dans le primaire. La petite n’est plus à l’école, témoigne Brigitte, une bénévole réalisant du soutien scolaire avec l’association des gens du voyage des Yvelines. C’est gravissime. »

Mais l’école ne serait pas une priorité dans toutes les familles, selon Priscille Tran-Van, enseignante au collège. Cela fait dix ans qu’elle parcourt les terrains sauvages des Yvelines, à bord de son camion-école pour apprendre à lire, à compter et à écrire aux enfants des familles voyageuses, qui vivent sur des terrains où ils sont potentiellement expulsables. « On veut les ramener vers l’école, vers la scolarisation », affirme-t-elle.

Ces familles installées sur des terrains sauvages ont la particularité de ne pas avoir facilement accès à l’éducation. Car en face, les mairies ne leur donneraient pas toujours leur accord en raison de l’illégalité de leur installation. En période de crise sanitaire, ce camion-école joue donc un rôle non négligeable pour maintenir la scolarisation de ces enfants. Les parents sont rassurés à l’idée de voir leurs enfants seulement entre eux dans le camion.

D’autres familles préfèrent opter pour le Cned (Centre national d’enseignement à distance). Mais Étienne Bourdin est réticent. « Pour nous, c’est une mauvaise solution car les cours au Cned ne sont pas pédagogiques et les parents ne sont pas [toujours] capables de suivre les études », assure-t-il.

Ce dernier souhaite en effet pousser les enfants à aller jusqu’au collège, mais encore une fois, ce n’est pas dans l’esprit de toutes les familles. « Le collège pose problème. Ils ont une mauvaise image de cet établissement, explique Priscille Tran-Van. Il n’y a pas de volonté de faire des études, ce n’est pas dans leurs habitudes. Il n’y a pas beaucoup d’adolescents. Les filles deviennent rapidement des mamans et les garçons des travailleurs. Et je parle des nomades. »

Mais sur l’aire de Guyancourt, des familles, davantage sédentarisées, continuent d’envoyer leurs enfants à l’école malgré leur crainte du virus. Eva* élève seule ses deux filles et son garçon. Elle ne travaille pas. La cadette, âgée de 12 ans, est au collège et, quand elle rentre le soir : « ça fait peur […] je regarde si elle n’a pas de la fièvre, raconte sa mère. Je prie, je lui fais confiance. Je la mets dans ma prière. On n’a pas trop le choix. »

Les voyageurs rencontrent également des freins dans le milieu de l’emploi avec la crise sanitaire. Ils sont généralement auto-entrepreneurs et, dans une famille, ce sont souvent les hommes qui travaillent. « Ils ont besoin d’un métier qui se fait partout », justifie Étienne Bourdin. Alors ils sont artisans, ferrailleurs, élagueurs, ou ils travaillent sur les marchés, dans les élevages, dans le tri, dans l’entretien des espaces verts. Ils proposent leurs services en faisant du porte-à-porte ou par des flyers. Ils oscillent entre travail formel et informel, souvent, pour finir le mois, « mais là, ils ont du mal », poursuit le diacre.

Avec le Covid, l’activité se fait rare. « Il y a une frilosité. Beaucoup de leurs clients sont des particuliers. Et les gens ne veulent pas les faire rentrer chez eux », constate-t-il. Au sein de l’aire d’accueil de Trappes, Pascal confirme : « Pour faire des petits boulots ou du porte-à-porte pour rendre service, on ne peut pas. »

La situation semble plus stable pour les femmes, qui sont souvent salariées, si elles travaillent. C’est le cas de Sophie, qui est femme de ménage. Pour autant, elle rencontre des difficultés financières. Après avoir payé toutes ses charges fixes, il lui reste 300 euros pour vivre avec ses deux enfants. « Si on avait un appartement, ça coûterait moins cher », affirme-t-elle.

Étienne Bourdin fait le calcul : « Ils sont plus en difficulté. Avec le RSA, ils payent la place pour la caravane et la voiture, plus les assurances. Et le surplus, comme l’alimentation, ils le payent avec ce qu’ils gagnent au travail. » Cela fait donc 12 ans que Sophie est en attente d’une demande de logement, qu’elle réitère régulièrement, mais sans réponse favorable.

Les gens du voyage tentent en effet de se sédentariser de plus en plus. Mais ils n’auraient pas le choix. « C’est en raison d’un ensemble de lois réduisant très fortement la possibilité de voyager (surtout de stationner) et de vivre de manière mobile ou itinérante », expose William Acker. Ils doivent se poser plus longtemps, réduire leurs itinéraires de voyage et donc, in fine, utiliser davantage les aires, selon lui, ce qui serait en contradiction avec leur mode de vie.

*Les personnes, dont le prénom a été changé, ont voulu rester anonymes.