La Jaguar XJ 1972 rentre avec un lourd bruit de moteur dans le parc de la Croix du Bois à Voisin-le-Bretonneux. Ce mercredi 17 mars, blottis l’un contre l’autre, Jean et Jocelyne vont fêter leurs 46 ans de mariage. Jean a la maladie d’Alzheimer. Il est arrivé en unité de vie protégée à l’Ehpad Korian, nommé Quiéta, à Montigny-le-Bretonneux, il y a quelques mois déjà. Ce jour-là, il va vivre avec sa femme une expérience inédite. Un voyage dans le temps l’attend pour lui faire revivre l’époque de leur première rencontre, leur première danse, leur premier baiser… les années 70.

À l’entrée du parc, les nappes rouges à carreaux blancs couvrent les tables rondes. Le service à thé d’époque est installé. Les tartes aux pommes et aux poires rustiques, recouvertes d’amandes effilées, sont dressées. Le café est torréfié à l’ancienne, tout comme le chocolat chaud. Et au milieu, une rocking-chair et une chaise en osier attendent les deux amoureux. Un faux gramophone prétend tourner avec des chansons d’époque, qui en réalité jaillissent d’une enceinte cachée. L’illusion de la bulle spatio-temporelle semble réussie.

Cette sortie thérapeutique est organisée pour la première fois par l’Ehpad Quiéta. En guise d’expérimentation, elle a pour objectif de faire resurgir des souvenirs, en travaillant sur la mémoire la plus ancienne des patients atteints de la maladie d’Alzheimer.

Thérapie par réminiscence

Pour eux « le présent est anxiogène. Le passé est rassurant. Donc on doit aller le chercher […] en jouant sur le visuel, l’odeur, les goûts, les objets, les tasses », soit les cinq sens, explique Benjamin Jaouani, directeur de l’Ehpad Quiéta. « Le moindre détail est pensé et ce qui n’est pas d’époque est caché. » Même les accompagnateurs, le personnel soignant et les psychologues sont habillés comme dans les années 70.

L’intérêt étant de stimuler cette mémoire ancienne qui est préservée, contrairement à celle du présent, selon le directeur. « Ils se rappellent leurs années les plus anciennes mais pas les plus récentes. Ils ne se souviennent pas de leur femme, mais de leur mère par exemple. […] Leur épouse devient donc leur mère », illustre-t-il. Cet après-midi-là, Jean pense donc être avec sa mère, avant que les souvenirs lui reviennent.

Cette thérapie par réminiscence, soit « la réémergence de souvenirs que l’on croyait oubliés », selon un article de la revue Neuropsychologie de 2015 volume 7, est déjà largement appliquée au sein de l’unité de vie protégée de l’Ehpad, où se trouvent Jean et 24 autres patients. « On voulait faire une unité neuro-évolutive pour les personnes qui présentent des troubles cognitifs de la mémoire et du comportement. Ça nécessite un accompagnement qu’on essaie […] non médicamenteux », explique la neuropsychologue, Lucie Cortot.

À l’Ehpad, les patients participent donc à des ateliers sur la photographie, ou sur la musique comme la chorale. Alors, leur mémoire revient parfois et leur bien-être aussi. « Elle est très altérée, surtout la mémoire autobiographique, et le fait d’avoir des stimulations qui leur rappellent des choses vécues, ça leur impacte leur moral, affirme la neuropsychologue. Il y a moins d’anxiété car ils connaissent et ça a du sens pour eux, car, avant cela, ils ne savent pas pourquoi ils sont là, ils sont perdus. »

L’établissement a donc voulu aller plus loin avec cette expérimentation, qui donne déjà ses premiers résultats. « Même si c’est des choses limitées dans le temps, ça permet de travailler la mémoire et la communication. Et c’est des personnes qui verbalisent peu, et quand il y a un médium, comme sa femme aujourd’hui, il y a des vecteurs de communication qui resurgissent », poursuit Lucie Cortot.

En effet, au son de la chanson Les fiancés d’Auvergne, d’André Verchuren, Jean se met à chanter aux côtés de sa femme. Il connaît les paroles par cœur. Il va même raconter qu’il a combattu au Maroc en 1954 pendant la guerre d’indépendance. Et quand on lui demande comment était sa femme à leur mariage. Il répond : « Ma foi, elle avait l’air contente. » Éclatant de rire, Jean semble être à son aise.

Pourtant, quand il s’est installé à l’Ehpad Quiéta à Montigny-le-Bretonneux, il venait avec un passif « assez » négatif depuis son ancien établissement, selon la neuropsychologue. « Il était assez agressif, se rappelle-t-elle. Et quand il est arrivé chez nous, on a eu une période d’adaptation, et avec ces nouvelles stimulations, il s’est apaisé de lui-même. »

« Il se rappelle la rencontre avec sa femme »

L’émotion va d’ailleurs rapidement le submerger. Quand vient la chanson La Montagne, de Jean Ferrat, Jean est particulièrement ému avec sa femme. Cette mélodie leur évoque sûrement des souvenirs. Alors, ensemble, ils chantent les paroles. « Il se rappelle la rencontre avec sa femme. Ils sont souvent en boucle quand ils se rappellent un souvenir et ils font un focus dessus, analyse Lucie Cortot. Et là, il se rappelle la rencontre et quand ils dansaient au bal et ça l’émeut beaucoup, c’est impressionnant. »

En effet, à l’époque, Jean et Jocelyne étaient un couple de danseurs. « Son costume était toujours trempé tellement on dansait », se remémore sa femme à ses côtés, ne lui lâchant pas le bras depuis leur arrivée au parc. Mais la pluie vient mettre fin aux souvenirs. En quelques minutes tout est rangé et le couple s’est à nouveau installé dans la fameuse Jaguar pour retourner à la réalité… à l’Ehpad.

Mais comment Jean va-t-il vivre ce retour au présent ? Le psychologue Lionel Darakdjian, des établissements Korian à Meudon et Clamart, est venu participer à l’immersion. Il s’interroge sur un possible choc temporel : « Par contre, il faut gérer le retour et bien le cadrer. Il faut prévenir le résident de l’expérience, qu’on va faire un saut dans le passé mais qu’on va revenir. Comme un voyage dans le temps avec un début et une fin. […] Le piège c’est de lui faire croire qu’il part dans les années passées et qu’il y reste. »

C’est pourquoi la voiture de collection est là pour assurer la transition temporelle, selon le directeur de l’Ehpad Quiéta, Benjamin Jaouani. « C’est la voiture qui rassure. Ça devient l’objet transitionnel et en plus il y a son épouse », explique-t-il, avant d’ajouter : « Même si on lui explique, il n’imprègne pas. Il oublie rapidement. »

En effet, dès leur retour à l’Ehpad à Montigny-le-Bretonneux, Jocelyne lui demande s’il se rappelle ce que l’on vient de fêter. Mais Jean ne s’en souvient déjà plus. « Notre anniversaire de mariage – Ah oui ! », répond-il finalement, en se rappelant peut-être ou en faisant mine de se souvenir.

Cette expérimentation va donner lieu à d’autres sorties thérapeutiques pour les autres patients de l’unité spécialisée. Ils devraient tous sortir au moins une fois par mois. Mais l’expérience sera moins importante. « Il y aura une virée en voiture [de collection] avec un pique-nique. Il y aura moins de choses, mais on gardera notamment le café torréfié à l’ancienne que nous a offert la boutique Saveurs des comptoirs », prévoit Benjamin Jaouani.

Ainsi, deux nouvelles voitures d’époque vont arriver à l’Ehpad. Après la Jaguar et la Ford Mustang de 1965, une Citroën DS et une Simca Aronde vont s’installer dans le sous-sol de l’Ehpad. Et pour aller encore plus loin, le directeur de l’établissement compte refaire la décoration de la salle de convivialité pour la transformer en salon d’époque. « Il faut se prendre une gifle quand on rentre dans la pièce », imagine-t-il.

Il prévoit donc de mettre des meubles en formica, d’avoir une vaisselle d’époque. Même le personnel soignant sera habillé avec des tenues des années 60-70. À terme, toute l’unité de vie protégée sera redécorée jusque dans l’ascenseur. « On se fixe trois semaines-un mois pour tout faire », estime-t-il. Pour ce faire, Benjamin Jaouani a lancé un appel aux dons dans l’Ignymontain de mars, afin de récupérer des objets des années 50-60.

« Revoir la prise en charge des patients Alzheimer »

Ce n’est pas la première fois que Benjamin Jaouani met en place ce genre d’immersion thérapeutique. Il l’a réalisée dans son précédent Ehpad, qu’il dirigeait également. « Je souhaite convaincre Korian de l’importance de cette prise en charge. […] Il faut revoir la prise en charge des patients Alzheimer. […] Il faut qu’on travaille sur le respect de la dignité », défend-il.

Et sa méthode semble fonctionner. Au sein de son précédent établissement, il aurait réussi à inverser la courbe de poids des patients atteints de la maladie dégénérative. « L’anxiété fait perdre du poids et ils ne vont pas s’alimenter correctement », explique-t-il. Alors il a recréé le rituel du repas dans le silence. « Ils ont mangé dans des assiettes anciennes, les soignantes ont mis des blouses en jersey d’époque et servaient les patients comme une mère de famille servirait à manger à son enfant », décrit le directeur de l’établissement.

CREDIT PHOTO 2 : Benjamin Jaouani